À bientôt 80 ans, l’anthropologue ne se sent pas vieux, mais « hors d’âge », tel un bon Armagnac. Et si la vieillesse n’était qu’un reflet renvoyé par le regard d’autrui ?
Je veux dire que, subjectivement, il n’existe pas un moment où l’on se sentirait devenu un « vieillard » avec une identité spécifique. On reste le même. Les handicaps divers, la maladie n’attendent pas toujours le grand âge. Il n’existe pas une identité spécifique du vieillard. La vieillesse, c’est comme l’exotisme : les autres vus de loin par des ignorants.
Aujourd’hui, l’espérance de vie a considérablement augmenté et, de fait, on ne peut plus admirer l’extraordinaire longévité d’un octogénaire comme un fait remarquable supposant des qualités exceptionnelles de résistance. L’allongement de la durée de vie donne à davantage d’êtres humains l’occasion de vérifier l’inanité des stéréotypes sur la vieillesse (la sagesse, l’expérience…).
Par exemple, les stéréotypes sur la sagesse née de l’expérience ont longtemps fait partie de la rhétorique de l’âge. L’allongement de la durée moyenne de vie leur a porté un coup fatal : au moins en Occident, le grand âge se banalise et a perdu de son caractère d’exceptionnalité.
Un armagnac hors d’âge est un mélange de divers armagnacs d’âges différents. Or, plus nous prenons de l’âge, plus s’accumulent en nous des temps divers, différents passés, des souvenirs variés : nous pouvons jouer avec nos souvenirs tout en nous sentant dans la réalité du moment présent ; il nous arrive aussi d’évoquer la suite. Lorsque je me regarde dans la glace et me dis que j’ai vieilli, je rassemble et réunifie dans une soudaine prise de conscience mon corps et mes différents moi. Ce retour au stade du miroir, paradoxalement, me débarrasse des apories de la conscience réflexive. Je vieillis, donc je vis. J’ai vieilli, donc je suis. C’est une expérience banale et partagée.
C’est pourtant à la portée de tous ; nous avons tous le souvenir de divers passés, même si certains ont des vies plus monochromes que les autres. Pas de recette donc. Vivre plus intensément est le seul moyen d’ajouter un armagnac à un autre pour donner sa saveur à l’ensemble. Si j’avais un conseil à donner, ce serait de continuer à « nouer des relations ». L’identité se nourrit de l’altérité. La solitude des vieillards est souvent réelle : leurs amis ont disparu. Continuer à se faire des relations est essentiel. Avec des amis de chair et d’os ; avec des auteurs de livres ; avec des artistes…
Les groupes d’âge sont le plus souvent définis de l’extérieur, par les autres. Il y a des sociétés à classes d’âge par exemple. La première fois qu’on m’a appelé « vieux ! » en Côte d’Ivoire, je n’avais pas 40 ans et j’ai été flatté de cette marque de considération. Tout le contraire de la consternation furibarde qui m’est tombée dessus, beaucoup plus tard, le jour où un malheureux jeune homme, dans le métro, a cru bon de faire mine de se lever pour me céder sa place.
Aujourd’hui, plus que jamais, on parle « des jeunes » d’un côté et, de l’autre, des troisième et quatrième âges… À quand le cinquième ? Le vieillissement est une réalité physique, mais l’âge est une construction sociale. On peut définir la société sans âges comme une utopie au même titre que la société sans classes. Mais c’est une utopie dont on peut se rapprocher.
Anthropologue, directeur de recherche émérite à l’EHESS. Observateur pionnier des pratiques urbaines occidentales (Un ethnologue dans le métro, Seuil, 1986), mais aussi ethnologue des sociétés africaines et d’Amérique du Sud. Il a récemment publié un essai sur l’expérience de la vieillesse (Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, 2014).
Commentaire du veilleur Pascal Caro: Comme on vit sa vie, on vieillit ? Qu'est-ce que bien vieillir ? Eternelle question, vieille comme le monde.